mardi 28 juin 2011

Episode 204


Michelle


A la 40° minute, la série connait un moment de grâce. Précisément lorsque Michelle retrouve Sid en larme et qui lui dit alors : « je me sens si seul », qu’elle répond « je sais, je sais », avant qu’elle ne se jette dans ses bras l’embrasser, geste qu’on attendait depuis si longtemps, câlin qui tout à coup résout tout et semble faire disparaître les failles pour sublimer l’évidence. Probablement une des meilleures scènes de la série. En tout cas une de celle qu’on avait toujours espérée (par naïveté, parce qu’on s’identifie à Sid, parce qu’on croit encore aux contes de fée) et qui survient subitement, sans prévenir, de manière totalement naturelle. Ce qui constitue le pic d’un épisode superbe, amusant mais aussi mélancolique. Ce qui se superpose d’ailleurs à la bande son, encore une fois géniale (avec entre autres Arcade Fire, Gravenhurst, Battles, Pavement, Electrelane, Beach House, XTC, The Stranglers, Sigur Ros, excusez du peu !).

La construction de l’épisode est telle tout va tendre vers ce moment magique. Et faire ainsi un joli parallèle avec l’évolution qui accompagne l’adolescence. Vécue comme une traversée mais en réalité une pause, l’adolescence est avant tout une permutation entre l’enfance et l’avenir. Pas étonnant que durant l’épisode on alterne si souvent escapade (en courant, en voiture, à la nage) et pause statique (debout, assis, couché). Pour Michelle, tout l’enjeu sera de progressivement délaisser une part de jeunesse et d’entrer de plein pied dans le monde des adultes.
Car les choses sont loin d’être évidentes. L’abandon est trop déchirant, il n’y avait pas à se poser de questions, l’innocence prévalait encore, ne subsistait que le délire, puis il y a eu ce bus, qui a subitement balayé Tony comme tant d’autres certitudes. Alors Michelle va tenter un geste désespéré : renouer le contact avec l’enfance. Du moins avec le monde d’avant. Celui où elle ne faisait qu’un avec Tony, ne pensait à rien d’autre que « son petit top rouge sexy », faisait l’amour toute la journée, fumait de l’herbe et se bidonnait avec les amis. Et ce monde fun, c’est Tony. Il faut qu’elle le retrouve.
Pourtant, Anthea, la mère de Tony, qui en sait un rayon sur ce que c’est qu’être adulte, la met en garde : « je ne te laisserai pas tout foutre en l’air parce que tu ne sais pas ce que tu veux ». Ce reproche peut tout autant être adressé par Anthea comme par Michelle envers elle-même !

Mais une fois avec Tony, le charme n’agit plus, ils se tournent le dos sur le lit, ne se parle plus ou alors pour dire des banalités : Michelle n’a guère de choses à dire à sa propre enfance, elle a grandit. Dans ce dialogue surréaliste entre Michelle, la grande, et Michelle, la petite, il n’y a de place que pour les quiproquos. Désireuse de savoir si l’enfance apporte quelque chose d’essentiel, les paroles de la chanson paillarde de Tony ne valent guère le coup, ce qui d’abord amuse Michelle, puis la déçoit terriblement. Ce qui l’amusait autrefois ne l’amuse plus. Et c’est un terrible drame. Tout d’abord parce que on s’aperçoit cruellement que Tony est affecté par son accident. Et que Tony ne redeviendra plus jamais l’être brillant qu’il était avant. Ensuite parce que cela signifie aussi que Michelle a coupé le cordon, qu’elle semble plus mature et donc plus lointaine avec ce qui se rapporte aux gamineries. Elle tente alors le tout pour le tout. Elle se déshabille devant un pauvre Tony, médusé. Il est loin le temps où il jouait les séducteurs. Depuis son accident, il ressemble à un empoté et il est très gêné devant les poses lascives et la cambrure de Michelle. La barrière est trop haute. « Qu’est-ce qu’on va faire ? » demande Michelle à sa propre enfance, son propre passé, son monde qu’elle croyait éternel. Abandonner se révèle trop difficile car il n’y a aucune promesse derrière, aucune garantie, aucune sureté. L’adolescence est un passage obligé qui se gorge d’angoisse. Avant, l’angoisse n’existait pas.
Seulement c’est trop tard, c’est passé, on ne peut plus revenir en arrière, et lorsque Michelle tente de réveiller les souvenirs avec la main sous le slip, rien ne se lève. Et la faute revient au bus, toujours ce bus, ce maudit briseur d’enfance. L’instant était sensé être magique, il se révèle pitoyable et désastreux. Devant cet état de fait, s’en est trop pour Michelle qui craque et qui se venge sur son propre passé, auquel elle ne peut plus accéder. « C’était tellement fort entre nous et c’est foutu pour toujours ». Le couperet de la fatalité tombe. Le monde de l’enfance est certes merveilleux mais ça ne dure qu’un temps, qu’il faut laisser derrière soit, et tant pis pour les ratés, les erreurs et les regrets. L’adolescence c’est aussi ça, reconnaitre que quelque fois, c’est pour toujours. Car il n’y a pas de seconde chance. Elle en giflera Tony, le traitant d’idiot, faisant l’improbable procès du hasard. Heureusement, Anthea intervient, elle qui représente donc le monde des adultes, pour couper court : « désolé, je ne voulais pas » s’excusera Michelle, « mais tu l’as fait » annoncera l’adulte, donnant ainsi sa première leçon de responsabilité, elle qui voulait justement y échapper. L’issue sera alors de s’en aller, de quitter la maison, d’abandonner son enfance.

Pour aller où ? Le monde des adultes ? Sera-t-il si réjouissant que ça ? Car pour Michelle, il sera abject, sans aucune saveur, dénué de chaleur, à l’image de cette nouvelle maison acquise par sa mère. Le déménagement sera l’occasion d’additionner les situations comiques et de soulever un irrésistible cynisme, le tout avec beaucoup de douceur et de tendresse entre la mère et la fille. On découvre alors, en même temps que Michelle, une nouvelle maison. Dont l’exploration ressemblera finalement à celle du monde tel qu’il est pour les adultes. Un agencement de pièces « minimalistes, fonctionnels, modernes », qui au final ne dégage que de l’insipide. Froide, robotisée, apersonnelle, cette maison aux volets qui s’ouvrent sur commande et aux lampes qui s’allument à la voix, représente la promesse faite à Michelle : un avenir fonctionnel et pratique où les émotions et le plaisir n’ont plus leur place.
Michelle apprend également la nature réelle des adultes, ces anciens modèles qui tombent le masque et deviennent des caricatures de stupidités, entre sa mère qui abandonne ses principes pour se rapprocher de son nouveau mari, à peine rencontré il y a deux mois, et qui feint adorer les sushis et le new-age, quitte à se renier complètement, et ce fameux beau-père, imbus de lui-même, ringard et aux priorités vide de sens. Les valeurs et la morale sont bafouées en permanence sous le regard désabusé de Michelle, toujours les mains dans les poches, spectatrices à son corps défendant, voilà que sa mère lui avait caché que son nouveau mari avait une fille, que cette même fille semble insupportable, qu’elle ne semble même pas choquée que son père lui pelotte ses fesses (scène incroyable !), et que même ses amis changent d’avis quant à leur venue à son anniversaire dès lors qu’ils apprennent que cette fille aux gros seins propose sa voiture pour faire du camping. Les repères explosent et les faux-semblants s’affichent. Rien de réjouissant à cela.
Lorsqu’il s’agira de se mettre tout nu dans le jacuzzi en compagnie de cette pétasse de belle-sœur et de son beau père libidineux et qui se font des mamours alors qu’ils sont père et fille, Michelle tournera les talons et reconnaîtra avec dégoût : « non, c’est trop ».

D’un autre côté, le monde de l’enfance est déjà loin pour Michelle. D’ailleurs sa mère a oublié de lui rapporter ses anciennes affaires lors du déménagement, jouets, peluches et vêtements, ce qui n’est pas si innocent, et il ne lui reste que quelques photos d’elle aux bras de Tony et Sid, pour se raccrocher à son passé. La virée en voiture jusqu’à la plage pour aller camper représente tout ce que l’enfance peut avoir de génial : pas d’obligations, pas de parents sur le dos, juste deux jours pour s’amuser, fumer et boire, bref, le pied ! Mais Michelle reste comme absente à ces distractions. Elle s’indigne de voir la voiture sens dessus dessous, rigole à peine aux blagues potaches et préfère regarder par la fenêtre. Elle ne se reconnait plus dans cette bêtise juvénile.
Lorsqu’arrivé à la plage, tout le monde se jette à l’eau en courant à poil, fille comme garçon, pour délirer, Michelle est la seule à rester sur place et à garder ses vêtements. Pourtant, elle n’a rien à cacher de son corps, mais elle devient subitement pudique. C’est que pour elle, son propre corps n’est plus l’objet innocent avec qui elle peut s’amuser, sans y prêter attention et sans penser à mal. Son corps revêt une nouvelle importance car il est en transformation. Le corps de Michelle a toujours été un problème pour elle : elle cherchait à le mettre en valeur comme à en cacher ses défauts (son fameux sein plus gros que l’autre). Désormais, son corps se couvre d’une autre valeur, non visible de l’extérieur, celui de la procréation. La question ne sera jamais abordée durant cette épisode, de près comme de loin, mais on sent bien que la maternité préoccupe désormais Michelle. Elle cherche à se doter de cette nouvelle perspective, à laquelle elle n’avait jamais songé durant son enfance, et cela lui fait particulièrement peur. Lorsque dans la nouvelle maison de sa mère, elle se déshabille, croyant les stores baissés, et découvre avec horreur que le jardinier, le maçon, le facteur la matent, elle se couvre immédiatement, adopte une posture effrayée et se démène pour fermer les stores par commande vocale, ce qui a pour effet hilarant d’allumer les spots lumineux ! Durant cette scène cocasse, elle crie : « à l’aide ! à l’aide ! ». Comme si être nue, exposer son nouveau corps de femme, fécond et attirant, devenait un danger. Michelle n’assume pas encore son statut. Car la réalité la rend angoissée : il y a tout un tas de préoccupations auxquelles elle n’avait jamais songées auparavant. Et qu’au lycée, une de ses profs sort son portable pour prévenir son amant qu’elle est en train d’ovuler, est très révélateur. Au-delà de la blague qui passerait quasiment inaperçu au cours de l’épisode, cette tirade comique devient en fait le nœud central : une femme est potentiellement une future mère. Et pour l’instant Michelle se refuse à cette perspective.
Tiraillée entre deux pôles, la jeune fille ne sait pas où se situer. Elle n’est plus la Michelle gamine gâtée (puisqu’elle n’est plus capable de susciter le désir ardent de Tony) mais n’est pas encore la femme qu’elle aspire à devenir. Son identité vacille, devient flou et imprécis. Il est marrant de constater d’ailleurs que tout au long de l’épisode, on se trompe de prénom, on lui invente des surnoms qu’elle n’a jamais eu, et que personne n’arrive à l’appeler véritablement Michelle, en entier, ce sera toujours : ‘Chelle, Mich’ ou Nibs. Comme s’il manquait toujours quelque chose.

L’acceptation finira malgré tout par arriver. Et c’est grâce à Sid.
Ce qui est le plus émouvant avec cette scène, c’est qu’au-delà de connecter deux personnes que tout oppose, finalement la logique s’applique. Au-delà des apparences et au-delà du superficiel, Michelle va retrouver le seul, finalement qui ne l’ai jamais aimée, d’un amour pur, de longue date et débarrassé de toute manipulation. Et non seulement son choix, qu’on a à peine le temps d’anticiper, nous réconforte, mais en plus il semble animé d’un désir d’aller de l’avant. Que Sid ait perdu son père depuis peu n’est pas innocent : il devient le seul de toute la troupe confronté à de vrais problèmes. Sa maturité, il ne l’a jamais réclamé, il l’a, c’est tout, et il comprend à quel point, malgré les amis, malgré le camping sauvage, malgré une fille aux gros seins qui lui propose de les « regarder de plus près », malgré la jeunesse, il s’isole et avoue se sentir seul. Alors avec Michelle, ils seront en phase. Elle lui dit pour seule réponse : « je sais, je sais ». En fait, elle ne le réconforte pas, elle ne lui dit pas que les choses vont s’arranger (puisque la mort du père de Sid se pare de son attribut irrévocable), mais elle reconnait qu’elle le comprend, et c’est là l’essentiel.
C’est donc sur la plage, la nuit, que Sid et Michelle passeront leur moment ensemble, un moment qu’on a tant désiré, par justice, parce que Sid a toujours été l’éternel looser et que d’habitude, jamais une fille comme Michelle ne lui accorderait le moindre regard, un moment authentique, qui dépasse la futilité, un moment qu’on n’a jamais cru voir venir.

Au réveil, le changement s’amorce, et au lieu des problèmes, Michelle va le vivre comme un nouvel espoir, à l’image du lever de soleil sur la plage, qui gratifie de ces scènes d’une beauté plastique irréprochable, magnifique et presque surnaturelle.
A ce titre, le cadeau de Tony est révélateur : une montre accompagné de ce mot : « Donne-moi du temps ». Au premier degré la note est ironique puisque visiblement Michelle a tiré un trait sur son histoire avec Tony, qui ne lui apporte plus rien. Mais au deuxième degré, cela peut être interprété comme un message pour elle-même. Comme si son avenir s’adressait à elle pour lui demander d’être patiente envers elle-même. C’est cela être adulte : gérer la notion de temps, son caractère inexorable comme précieux. La montre représente le monde adulte. Il va falloir pour elle faire face et appréhender les transformations inéluctables qui vont avec. Toutes choses ont une fin. Tandis que lorsqu’on est encore adolescent, on n’y pense pas, par exemple avec l’épisode de la marée haute, où Chris, Jal et les autres oublient la voiture, noyée par la montée des flots. Pour eux, les choses ne bougent pas et les vagues sont sensés toujours restées au même endroit que là où ils les ont laissées. La montre symbolise aussi autre chose : l'horloge interne chez la femme. La mécanique d'ovulation : comme quoi, on y revient !
Michelle va enfin assumer son corps : elle se baignera toute nue. Les cheveux mouillées, en arrière, sans les éternelles bouclettes et le maquillage disparu, on a quasiment du mal à reconnaître Michelle dans l’eau, la métamorphose est stupéfiante, physique et s’inscrit à l’écran : c’est une autre personne, c’est devenue une femme.
Et alors qu’on pensait, cruellement, en retournant voir Sid, qui dort encore, qu’elle se rendrait compte de sa bêtise, et que tout reviendrait comme avant, que Sid resterait à nouveau seul, lui qui aime Michelle depuis le tout début, Michelle reste avec lui, le cajole et le caresse, admirant le jour poindre derrière les vagues. La récompense, et elle le lui avouera en l’accompagnant jusque devant sa maison, c’est son premier orgasme. Pour la première fois, son corps lui offre le plaisir véritable. Et Sid se révèle un bien meilleur amant que Tony ne l’aura jamais été. Michelle paraît sereine, décidée, apaisée même. Elle a choisi Sid, au-delà des préjugés, au-delà même des blocages qu’elle pouvait avoir au début, et ils s’apprêtent alors à « faire l’amour, encore ! », comme le crie Sid à sa mère, heureux comme jamais, enfin autorisé à embrasser celle qu’il a aimé depuis l’enfance.

Seulement voilà, il n’y a pas de justice dans la série. Skins a le mérite de tordre le cou à toutes les idées qu'elle amorce. Et à peine a-t-on eu le temps de se réjouir pour Sid, que s’amorce la descente aux enfers, à suivre dans les épisodes suivant. Car dans la vraie vie, il y a toujours des imprévus. Et l’imprévu, ici, s’appelle Cassie. Elle est sur le lit lorsqu’ils s’embrassent, et dit : « Bonjour Sid, bonjour Michelle ».

mardi 13 avril 2010

Episode 203


Sid

La communication. Tout se résume à la communication.

Comment prendre du sens à ce qui arrive ? Comment sortir de sa tête ? Comment concilier ses projets avec ceux des autres ?

Il est d’une logique absolue, après visionnage de l’épisode, que celui-ci s’ouvre sur un tchat, style MSN. Cassie est en Ecosse, Sid est resté à Bristol, mais le problème n’est pas là, ils cherchent à communiquer, à échanger, ne serait-ce que pour confondre leur sentiment l’un envers l’autre, pour aboutir à une succession de problèmes. Tout d’abord, c’est Cassie qui a du mal à trouver le déclenchement de la vidéo, puis qui ne sait pas que la caméra est branchée, avant d’arriver à un quiproquos fatal, puisque Cassie sera surprise en présence d’un homme à moitié nu dans le lit, mais qui en fait est homosexuel.

Tout est là : les problèmes de communication.
Il est normal que l’histoire relate alors les échanges frugaux et dévastateurs entre les parents de Sid. Ces derniers sont séparés, la mère de Sid préférant s’envoyer en l’air avec un allemand complètement passionné, tandis que son ex-mari tente d’apprendre l’indépendance. Mais aucun des deux ne veut mettre des mots sur la situation, son ambiguïté, et le premier à en pâtir, c’est Sid.
De même lorsque le grand-père arrive, c’est le mensonge qui prime. Cela entraînera une descente en flamme du père de Sid, dégradé, sans cesse rabaissé, exclu des plans d’héritage au mépris du bon sens. Mais Mark n’arrivera jamais à dire ce qu’il pense. Le résultat est immédiat : Mark ne fera que subir et n’obtiendra jamais ce qu’il veut. A commencer par la reconnaissance de sa femme.

Le manque de communication peut être dangereux puisque lorsque Sid retente de s’entretenir avec Cassie, cela finit en engueulade, l’un comme l’autre ne prenant pas le temps de s’expliquer, et préférant rester campé sur leur position.

Il n’y a que lorsque son amant débarque au cours d’une scène inattendue (il déboule en voiture et fracasse la carrosserie sur la façade de la maison) que Mark ose enfin se rebeller, il vire son père tyrannique de chez lui et prend enfin une initiative. On le retrouve apaisé, désireux de se relaxer sur le sofa, un verre de wisky à la main et une cigarette. C’est là que la communication va pouvoir s’instaurer avec son fils. Après que Sid lui fait justement remarquer que sa relation était un copié-collé de ce qu’il vivait avec son père, Mark lui promet que jamais il ne l’a dénigré et que jamais il ne l’abandonnera. Et il est normal que Sid lui dise alors merci. Car la communication, ce n’est pas que délivrer un message, c’est aussi écouter, et Sid avait besoin qu’on l’écoute au sujet des filles, lui a qui a l’impression qu’on ne l’écoute jamais.

Alors que l’on croit les choses arrangées, Skins est là pour rappeler la dure réalité des choses. Et c’est à partir de ce moment-là que la série anglaise surprend son monde et prouve qu’elle est définitvement sur un ton à part. Car la morale de toute cette histoire, ce n’est pas qu’il faut communiquer pour le plaisir de communiquer ou parce que c’est bien, c’est humaniste et qu’il faut le faire, mais pour une raison bien plus fondamentale encore : si on ne communique pas à temps, alors il se peut qu’on passe à côté de ce qu’on voulait dire. Car c’est bien beau de repousser les choses à plus tard, de se dire qu’on a besoin de temps pour réfléchir ou que les choses finiront par s’arranger, mais il faut lutter contre le temps. Et le temps passe vite.

Lorsque Sid se réveille le matin et qu’il cherche à obtenir du réseau pour son portable, se déplaçant dans toutes les pièces de la maison en caleçon, il finit par tomber sur son père, encore assis sur son sofa, tenant le verre de whisky à la main et une cigarette consumée de l’autre, et qui ne bouge pas, même quand on l’appelle. Son père est mort.

La scène est choc, elle est superbement filmé, plan par plan, un cadrage sur la main, un autre sur la cigarette, pas de cris, pas de mots, pas la peine d’en dire plus, on n’a tout compris, et c’est là que la réalité s’abat de toute sa force et sa cruauté : on n’a pas le temps, on n’a jamais le temps et toutes ces conneries de communications, tous ces malentendus, tous ces non-dits, tous ces oublis de dire « je t’aime », on les regrette amèrement, car le temps est plus fort que nous. C’est d’une puissance inouïe et Skins n’a pas eu besoin d’en faire davantage.

Complètement sonné et hagard, ne sachant quoi faire, Sid va aller automatiquement au lycée, comme un zombie, passant devant ses camarades, qui eux chipotent pour pas grand-chose, abordent tant de sujets superficiels, ou discutent justement du fait que Tony et Sid ne se parlent plus, s’installe en classe, n’écoute rien, reste bien après la sonnerie, et même lorsque Tony se décide à le rejoindre, il ne sait pas quoi dire, et se laisse entraîner à une soirée.

Durant ce concert (où on aura l’occasion de voir l’excellent groupe Crystal Castle), emporté par les lumières, les lasers, l’alcool, la foule qui bouge dans tous les sens, Sid restera planté là, subissant les affres de la superficialité, préférant s’abandonner dans un trip artificiel, supprimant tout effort de communication pour une intériorisation des plaisirs et une fausse communion. Ce n’est que lorsque Tony daignera s’approcher de lui, comprenant que quelque chose se passe de travers, que la communication va se rétablir. Et là, Sid va lâcher tout ce qu’il retenait jusque là. Les réticences cèdent et Sid dévoile tout, mais alors vraiment tout. La scène est poignante car Sid saute dans les bras de son meilleur ami, qui ne comprend pas grand-chose à la situation, le son est beaucoup trop fort pour qu’on puisse entendre quoique ce soit, mais on sent que Sid raconte, on le voit à sa façon de se blottir dans Tony, sa façon de le serrer dans ses bras. Ce passage est extraordinaire : on a l’impression qu’ils ne sont plus que deux sur Terre. Au milieu de ce brassage de vides, deux adolescents créent une connexion. Quelque chose de sincère, d’authentique, de triste mais d’intensément beau. C’est une des plus poignantes scènes de la série. Rien que voir les mains de Sid se crisper de plus en plus, sa tête qui se secoue sous les sanglots, son visage se contorsionner à mesure du chagrin qui explose, on ne peut rester indifférent et on a nous-même le cœur qui se serre, les larmes qui viennent aux yeux, on succombe face à cette détresse.

Après cela, lorsque Sid et Tony retourne à la maison pour retrouver le cadavre du père, et que les deux réalisent que Sid vient de se retrouver seul, lui pauvre adolescent paumé, crétin et encore puceau, il est tout à fait logique que l’épisode se termine par une communication renouée : Sid se décide à prendre une décision, sort son portable et prononce : « Maman ? ».

mardi 2 mars 2010

Episode 202



Sketch

Cet épisode est génial, complètement à part, véritable bijou d’excentricité et de tragique, chef d’œuvre barré et d’une cruauté époustouflante.
Il existe ici un mélange confondant la brutalité crue et sans détour avec une tendresse apitoyée infinie qui laisse sans voix et complètement secoué. Véritable flirt avec la folie, cette allégorie extrême et exagérée de l’adolescence et ses psychoses bouleverse et laisse un goût terriblement amer dans la bouche. C’est comme si on accédait à un envers du décor et que ce dernier n’était pas beau, mais alors pas beau du tout.

La petite Lucy (mais tout le monde l’appelle Sketch), dont on suit les divagations et les obsessions pathologiques jusqu’au drame, est absolument ravissante ; en effet, on ne peut s’empêcher de ressentir beaucoup de tendresse pour cette fille (admirablement bien joué par une Aimée Ffion Edwards, inconnue galloise mais extraordinairement éblouissante dans son rôle) qui tente par tous les moyens de se raccrocher à ses illusions, dans l’espoir pitoyable d’échapper à une condition trop dure. Et c’est ça la force de la série : réussir à nous faire partager, à nous émouvoir devant cette folie.
Soyons direct, l’ouverture de l’épisode est une merveille et donne le ton d’entrée. C’est un choc et on se prend une vraie claque dans la figure ! Tout y est magique, successions de plans bien cadrée, allant à l’essentiel et dont les associations glissent peu à peu les propos vers quelque chose de bizarre, voire malsain, tout en gardant une esthétique magnifiée : le plan sur les étages répétitif du bloc HLM, le panorama sur le lever du jour et ces grues, le mur rempli de photos, ce cadrage avec la chevelure de Lucy en premier plan et la vue sur la fenêtre d’en face, l’espionnage et puis ce visage, ce plan serré sur Lucy, complètement extatique, au sourire qui fait peur, mélange de satisfaction, de lubricité, d’envie et de résolution, expressions incroyables, qui décuple la maturité attendue chez une adolescente. Mais Lucy est justement loin d’être une adolescente comme les autres.
Tandis que le romantisme de la chanson d’Aqualung (la chanson intense de la version française, débutant au piano et se terminant par des zebras de guitare et des cris lyriques, rend la scène encore plus saisissante) se superpose parfaitement avec l’ambiguïté des sentiments de Lucy, on découvre avec horreur et effarement que celle-ci passe son temps à espionner Maxxie, dont elle est visiblement folle amoureuse. Des photos de lui sont étalés sur tous les pans de la mur de sa chambre, elle possède un carnet où elle note toutes ses activités à l’heure près, un appareil photo avec téléobjectif traîne sur son bureau et un frisson parcoure le dos. On comprend désormais qui était à l’origine des flashs que surprenait Maxxie dans l’épisode précédent. Et que dire du plan suivant avec ce premier plan sur les yeux fixées vers Maxxie et ce reflet sur le miroir montrant la jeune fille plaquer ses seins sous une bande de manière à les aplatir ? Le geste est fait sans y réfléchir avec obstination comme si elle s’obligeait à une telle résolution.

Cette scène fait entrer de plein pied Skins dans un autre univers, beaucoup plus glauque, beaucoup plus noir et plus crue que celui trash et glamour qu’on a bien voulu lui attribuer. La scène de l’habillement est une constante dans la série car elle est le signe fort de la construction de la personnalité de l’adolescent. La façon dont il s’habille est la preuve son expression. Ici, avec Lucy, fini les nanas égocentriques et fashion victime, sans aucun tabou et avec une violence inouïe, on nous montre une fille dévastée par ses démons et détestant cordialement son corps, au point de le renier. La réalité dépeinte ici sera froide, scandaleuse et pertinemment cynique. Pas de strass, pas de paillettes, rien de tout ça, mais juste une réalité sans déformation avec tout ce qu’elle possède d’absurdité et de sincérité, à l’instar de cette mère impotente, obligé de communiquer via un interphone pour bébé et de chier devant sa propre fille car incapable de se déplacer. Face à ce quotidien pas très réjouissant, face à cette vérité probablement trop dure à supporter pour une jeune fille, Lucy va alors se fabriquer un monde chimérique, un rêve complètement fantasmé où elle vivrait un amour sans heurt avec Maxxie, imagée par cet extrait de chanson d’amour irréelle, sous projecteur scintillant, tandis qu’elle torche le cul de sa mère.

Mais en vérité, c’est Michelle qui embrasse Maxxie, puisque en dehors de la tête de Lucy mais à l’école, nous sommes à la répétition d’une comédie musicale, où le professeur Bruce engueule ses élèves et tente par tous les moyens de leur faire passer un message aussi improbable qu’emphatique. La pièce qui doit être joué, irrésistiblement fantasque et décalée, est sensée raconter une romance sur fond d’explosions des Twins Towers et d’attentat terroriste. Tous les élèves sont invités à y participer, de Sid et Chris qui aide au décors, de Jal qui joue dans l’orchestre, même Tony qui regarde béatement sans trop comprendre et enfin Lucy qui doit s’occuper de la technique et qui en profite pour jalouser férocement Michelle, au point de manquer la faire écrabouiller en laissant tomber un des projecteurs.
Il y a un parallèle assez truculent entre la vision truquée et fantasmée de Lucy et cette comédie musicale aussi improbable qu’idiote. Au-delà de se moquer de la sensiblerie américaine et de parodier leur patriotisme (seule une série anglaise pouvait se permettre cela), on peut remarquer qu’il y a là une sorte de refus de se confronter à la dureté des choses. De même pour Lucy, obligée de s’inventer des histoires, de mentir à sa mère en prétendant que Maxxie et son petit copain, de transgresser toutes règles pour se fabriquer un bonheur, afin de fuir un peu sa mère et son quotidien d’assistante pour personnes infirmes. Tout du long, on surfera sur une sorte de vague improbable, décalée, sans jamais savoir s’il faut en rire ou en pleurer. On est sur la corde raide. L’adolescence, c’est un peu ça, jongler avec les humeurs, sans pouvoir se résoudre à en choisir une et s’y tenir.

Le monde créé par Lucy sera entièrement faux et en dehors des choses, et surtout se heurtera sans arrêt au réel, par exemple lorsqu’elle surprendra une discussion entre Maxxie et ses potes s’exaspérant d’être harcelé par une fan qui lui laisse des cadeaux, lorsqu’elle se verra refuser le premier rôle de la pièce sous prétexte qu’elle n’est pas assez belle ou lorsqu’elle aura l’occasion pour la première fois d’adresser la parole à Maxxie, lui demandant si elle célibataire, avant de se rendre compte qu’il ne s’agit que de la caser avec Anwar. Les déceptions sont rudes et on compatit pour cette fille, courant se réfugier dans un débarras. Rejointe par Michelle et Tony, elle retrouvera Michelle toute seule, déçue de voir qu’elle ne provoque plus autant d’effet sur Tony qu’avant son accident (il y a un lien entre l’impuissance à bander pour Tony et son incapacité à ressentir la moindre chose pour son bien aimée), et lui tiendra alors un discours stupéfiant. « A croire qu’ils aiment tous nous humilier, les mecs font toujours ça ». C’est la rancœur qui habite le cœur de Lucy. Elle est en colère car elle sait que la réalité aura bien du mal à répondre à ses souhaits. En fait, elle n’a jamais voulu y adhérer, elle refuse de s’y inscrire, et plus que tout, elle a une frousse de devenir adulte et de devoir assumer ça : la connerie des gens, la concupiscence d’Anwar ou les pelotages lubriques de Bruce sur les fesses des jeunes adolescentes comme Michelle. On comprend dès lors que Lucy fait tout pour ne pas s’assumer en tant qu’adolescente : elle s’habille comme un garçon, avec chemise à carreau et bretelle, elle réduit sa poitrine avec un bandage étouffant et elle réduit sa touche féminine à une coiffure démodée, raie sur le côté, mèche tombante et barrette pour les cheveux, de plus, elle sera amoureuse d'un homosexuel, le seul garçon à ne pas pouvoir la satisfaire, reculant ainsi l'échéance d'une vraie histoire, peut-être plus moche, mais plus authentique. Lucy ne veut pas grandir. Dans le sens où elle va tout faire pour ne pas qu’elle le fasse dans le vrai monde, celui qui est pourri.

Au lieu de ça, elle préfère s’inventer un rêve. Elle dira à Michelle : « Oui mais tu te souviens de la première fois où vous vous êtes embrassés ? de cet instant magique qui a transformé ta vie ? ». Lucy est persuadée que c’est l’amour chevaleresque qui va la sauver de son quotidien. Et pour y parvenir, Lucy, prête à tout, s’en donnera les moyens coûte que coûte. C’est sur ce point qu’on touche à la folie. Car d’ordinaire bafoué, le rêve d’un futur plus agréable va ici être recherché, quite à se voiler la face et à se complaire dans la psychose. Le témoignage en est bouleversant.
S’en suit alors une des plus meilleures scènes de l’épisode, incroyablement saisissante et poignante. Alors que Lucy pénètre par effraction dans la chambre de Maxxie, de retour de sa soirée, la voici qui transforme son aventure en véritable passage érotique. De retour avec la musique d’Aqualung, on suit une Lucy, suffocante et lâchant des soupirs de plaisir à chaque fois qu’elle découvre un objet à lui, ses posters ou son armoire. Toucher son lecteur CD devient une caresse et humer une chemise à lui, un jeu sensuel. L’érotisme détournée est plus que latent, et la projection que fait Lucy va monter crescendo jusqu’au bout du vice : la voici désormais revêtue de la chemise de Maxxie, allongée sur son lit et vue de dessus, pour une improbable séance de masturbation dans ses draps, instants de velouté et de frissons psychotiques époustouflant.
Plaisir solitaire malheureusement interrompu par l’arrivée de Maxxie, obligeant Lucy à se cacher sous le lit pendant la nuit. En fin de compte, cet imbriglio va se convertir en chance inouïe pour elle, accomplissant ainsi ses souhaits de se rapprocher au plus près de l’homme qu’elle convoite : elle pourra s’endormir avec le souvenir de l’avoir vu se déshabiller et assistera à sa séance matinale aux premières loges. L’extrait noir et obscur des Black Rebel Motorcycle Club (il faudra rendre un jour hommage à la superbe BO qui accompagne chaque épisode de Skins) se conjugue parfaitement à l’espèce de réjouissance qu’observe Lucy lorsqu’elle cite en devinant les étapes du réveil de Maxxie, avec un taux d’exactitude qui fait froid dans le dos.

La folie de Lucy est une réalité et elle est encore plus réelle que lorsque sa mère lui dit qu'elle est "une gentille fille". Car Lucy, lorsqu’elle quitte son rêve avec Maxxie, retrouve alors sa mère, qu’elle surprend par terre, incapable de se lever et qui demande si elle s’est pissée dessus. Lucy l’aide, l’installe dans son lit, la change et lui donne des médicaments, avec tendresse et soin, veillant à ne pas dépasser les prescriptions du médecin. Mais cette fonction va générer de l’injustice chez elle. « Il en a de la chance Maxxie de t’avoir », lâchera sa mère, complètement crédule. Ce décalage avec la vérité sera si insupportable pour Lucy qu’elle prendra les dispositions les plus radicales.
« Maman, il faut que je te parle d’un truc » : alors qu’on s’attend à ce qu’elle avoue à sa mère avoir menti, la voici qui va encore plus loin, inventant mensonge sur mensonge, persistant dans sa mythomanie maladive. Au cours d’une scène où elle est bluffante de persuasion, elle va monter un bobard auprès du proviseur du lycée, et en compagnie de sa mère, témoigner d’une agression sexuelle par Bruce, le directeur de la comédie musicale. Elle raconte tout, avec détail et « il ne m’a pas obligé à faire des trucs ou à regarder son machin. Il a dit qu’il adorait ça parce que j’avais des petits seins. Que je pouvais être un garçon ». C’est crue, c’est grossier et c’est surtout horrible car faux. Les tremolos dans la voix, le vocabulaire pudique employé, la culpabilité savamment glissée de temps à autre, rendent la performance d’autant plus forte qu’elle mime un mensonge aggravé.
Celui-ci va conduire le professeur de théâtre à être arrêté par les forces de l’ordre pour harcèlement sur mineur. Lucy va alors contempler son exploit du haut d’un couloir, regardant son méfait au-delà d’une fenêtre grillagée. Lucy vit dans son monde, qui est représenté ici comme une prison, une coupure de la réalité extérieure. Mais dans son monde, Lucy est satisfaite, ne ressent aucun remord, aucune culpabilité, et savoure. Il suffit de constater le regard qu’elle lance alors face caméra : il est tout simplement extraordinaire d’ambiguïté !

Mais finalement, est-elle si folle que ça ? N’est-ce pas la dureté du monde qui est fou ? Car tout au long de l’épisode, on ne cesse de montrer en arrière fond, une certaine violence omniprésente. Que le thème de la comédie musicale soit les attentats du 11 septembre n’est peut-être pas si étonnant que ça. On le rappelle le quotidien de Lucy, ce sont ces barres HLM, dont les vues d’ensemble s’attardent beaucoup, cet empilement d’appartements, de lieux de vie comme des cages, où se jouent des milliers de drames, dans l’indifférence générale, comme l’impotence de sa mère, dont seule s’occupe Lucy. Et là où l’horreur est sans doute la plus vive, ce n’est pas dans ce témoignage truqué visant à évincer le professeur de théâtre, mais dans le fait que ce type d’histoire peut réellement arriver et qu’elle arrive d’ailleurs fréquemment, avec ces relents de pédophilie sous-jacent.
Et l’adolescence, en fin de compte, c’est ça : se confronter à cette réalité abjecte et injuste. La reconnaître et y trouver sa place. Y inclure sa personnalité, assumer l’absurdité et avancer cahin-caha. Seulement, Lucy refusera obstinément d’accepter la dureté de ce monde. Elle finira par l’éviter, l’occulter et y préférer largement des fantasmes montés de toute pièce. Ses réactions seront sans cesse surprenante et à contre-courant. C’est sans doute cela qui fait la force de cet épisode, cette persistance à vouloir s’enfoncer dans sa folie. Alors qu’à chaque fois qu’on se dit que Lucy va trop loin, elle rebondit sur un acte encore plus radical et pervers. De loin, cet épisode enchaînera les passages cultes, le plaçant à part dans la liste des centrics de la série, de par sa noirceur et surtout son pessimisme.

La vérité sera cruellement renvoyée à la figure de Lucy. Celle-ci va alors prendre des décisions radicales. Tout obstacle à la réalisation de son rêve devra être écarté. L’adolescence, c’est assumer ses déceptions. C’est relativiser. Cet apprentissage n’est pas si facile et c’est pour cela que durant cette période, on voit les jeunes pleurer aussi bien pour une séparation futile que pour le décès d’un proche, pour une mauvaise note que pour une engueulade avec son meilleur ami. On est sur la corde raide, on tangue, parfois on tombe, mais on avance. Lucy refusera de faire tout cela. Pour elle, c’est trop dur, car ce serait alors reconnaître que si elle a passé son enfance à s’occuper de sa mère (elle le lui criera au visage : « je n’ai jamais été élevée ») pour rien, sans signification, sans récompense, alors tout ceci serait cruel. L’adolescence, c’est découvrir finalement que l’honnêteté ne paie pas. Jouer les infirmières pour sa mère, avec l’absence totale d’un père pour aider, ce n’est pas la condition pour avoir le droit au bonheur par la suite. Ce n’est pas comme ça que les choses marchent (et on note au passage la philosophie de la série et sa position par rapport à la morale, thème traité avec une grande discrétion mais bien présent).
Pour la petite Lucy, cette évidence sera insupportable. La confrontation avec sa mère cristallisera toute cette frustration avec une intensité incroyable. Sa mère a découvert que sa fille n’avait cessé de mentir, avertie par Maxxie lui-même, ce dernier ayant retrouvé dans sa chambre une barrette à cheveu appartenant à Lucy et ayant alors voulu avoir des explications. Lucy la traite de tous les noms, révèle son vraie visage, celui d’une furie, agressive et sans pitié, insultant sa pauvre mère de traînée, de sale infirme, et allant jusqu’à l’attacher à son propre lit. Les actes sont radicaux et témoignent de l’absence de limite que s’est fixée la jeune fille. Cette extrémité laisse pantois.

Lucy va alors se réfugier à nouveau dans ses chimères, souhaitant à tout prix jouer dans la pièce au cours de la représentation en public et surtout donner la réplique à Maxxie, espérant ainsi pouvoir lui montrer qu’elle ne fait que l’aimer. Piquant la place à Michelle, à qui elle a refilé les médicaments de sa mère qu’elle a fait passer pour des calmants contre le trac, ce qui a eu pour effet de déclencher des vomissements, elle va ainsi pouvoir reprendre le rôle principal et se jeter à corps perdu dans un univers nouveau, parfait, sans ombrage, irréel et merveilleux. C’est là qu’au cours d’une comédie musicale abracadabrantesque (mise en abîme parfaite et saugrenue du monde chimérique de Lucy), où les hommes d’affaires new-yorkais poussent la chansonnette et où des hommes-burger assurent le show, la petite Lucy va pouvoir complètement s’épanouir. Revêtue d’un costume d’homme et maquillée, bien coiffée, elle montrera qu’elle peut être éclatante, et fera preuve d’un talent pour la danse et le chant qu’on ne lui soupçonnait pas. Mais ce qui est fulgurant, c’est surtout le sourire apparue enfin sur son visage, qui s’illumine et se sublime par le bonheur qu’elle a d’être en compagnie de Maxxie. Même en coulisse, avant la scène finale, elle finira par avouer à Maxxie ses projets : « tu crois au pouvoir de la magie ? quand on s’embrassera… quand on s’embrassera… »
En retour, elle ne récoltera que l’aprêté de la réalité : « je suis gay ! » lui hurlera Maxxie. Mais alors qu’on pensait naïvement que Lucy ne s’était jamais rendu compte de ça, elle prouvera le contraire, argumentant même que cela ne lui pose pas de problème et qu’il existe des solutions, comme si l’amour suffisait à contourner toutes les contradictions. Les paroles suivantes, prononcées par Lucy, sont alors tout bonnement hallucinantes : « Regarde-moi, je suis presque un garçon. Tu pourrais m’aimer », discours fantasque et à l’opposée de la réalité. Maxxie est effaré, dégoûté par ce déni : « tu es complètement siphonnée ». Mais juste à ce moment-là, surgit l’homme-burger, sensé représenté l’Amérique dans toute sa splendeur, qui monte sur scène et hurler un boogie-woogie enflammé, et on se demande qui est vraiment siphonnée : Lucy ou bien la société de consommation dans lequel on vit ?
L’ardeur de Lucy dans sa complainte serre la gorge, elle y met toute sa force pour essayer de se faire comprendre, pour ajuster sa réalité avec celle de Maxxie, pour rendre vivant et tangible son désir d’amour absolu et improbable. Elle prend alors la main de Maxxie et la plaque sur sa poitrine écrasée : « Touche, je suis presque un mec. Tu sens mon cœur qui bat la chamade ? C’est parce qu’à la fin de la pièce, tu m’auras embrassée. Quand tu m’auras embrassée, tout changera. Tu vois pas que je t’aime ? »

Comme un signe avant coureur, le crash des avions et l’explosion des immeubles dont on n’entend que les bruits des coulisses, semblent annoncer à Lucy que la réalité est brutale. Car après un dernier chant merveilleux, au milieu des décombres, une chanson hilarante au début de l’épisode mais désormais poignante et tristement lyrique (« Once I was only a banker, I dreamt about downjones, I didn’t see my credit was running out » ce à quoi réplique « I was always smiling at the morning but you never saw me, you were too busy », avant la réconciliation « then in a day Oussama blews us away and now you know how I feel »), et une conclusion en happy end, où le baiser se poursuit comme dans un rêve, avec cette caméra qui s’enfuit vers le haut, comme tant tout bon film américain, Maxxie susurre alors à l’oreille de Lucy : « rien, ça ne m’a rien fait ». Il suffit alors de voir le visage déconfit de Lucy pour comprendre que tout à coup, son rêve, son rêve qu’elle avait fabriqué de toute pièce, au prix de multiples sacrifices, se brise en mille morceaux.
Devant un public abasourdi, elle se met alors à le gifler et à gueuler : « non ! non ! ça ne va pas se passer comme ça ! ah ça non ! ». Maxxie se met à l’insulter et à la traiter de folle, la laissant toute seule sur scène, sous le projecteur, en train de pleurer, humiliée, incomprise et abandonnée.

La rage sera immense : on retrouve Lucy dans sa chambre tout détruire et tout saccager, déchirant toutes les photos de Maxxie, avant de s’effondrer en larme, au cours d’une scène bouleversante (avec Cat Power en BO). Alors Lucy va accepter son sort : elle détache sa mère, enlève son bandage et met une belle robe noire, la symbolique est forte, elle redevient une femme, retrouve des formes et s’assume dans sa féminité. C’est cela le passage vers l’âge adulte et tout le dilemme de l’adolescent : accepter son corps.
Seulement, tout n’est pas aussi simple, car alors que Lucy va réveiller Anwar et lui proposer de montrer dans sa chambre en cachette pour faire l’amour avec lui, jurant qu’elle n’a jamais été amoureuse de Maxxie, alors qu’on pense qu’elle a tournée la page, voilà qu’en fait, elle fait l’amour avec lui tout en admirant une photo de Maxxie posée sur la table de chevet.
La fin de l’épisode est cruelle mais aussi superbement forte. Elle montre que beaucoup d’adolescents acceptent parfois de grandir avec résignation. Ce qui peut conduire à des actes dangereux. Ici, Lucy accepte de se faire dépuceler, au cours d’une scène mi-comique, mi-tragique, où Anwar s’y prend comme un minable, sans aucune tendresse, ni empathie, et où Lucy semble s’en moquer, le regard dans le vide, ne ressentant aucune jouissance, mais subissant les secousses de son partenaire inexpérimenté, acte sexuel sans saveur, et bien triste
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